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Union des Locataires de Saint-Gilles asbl
28 janvier 2010

« Le secours des SDF par grand froid, c’est, en réalité, du management politique ! »

http://archives.lesoir.be/carte-blanche-%AB-le-secours-des-sdf-par-grand-froid-_t-20100128-00T2P3.html

Carte blanche publiée dans le journal "Le Soir" du jeudi 28 janvier 2010

Carte blanche: Mohamed Ben Merieme, David Vanhoolandt, Assistants sociaux à l’Association des locataires de Molenbeek et Koekelberg (ALMK)

Niché dans le couloir d’un immeuble inoccupé, J., philosophe de formation, s’est retrouvé « SDF » suite à une séparation douloureuse avec son épouse. Le grand froid actuel ne le trouble pas. Apparemment, quelques couvertures et « une bouteille d’alcool » lui suffisent amplement. « Je demande rien », nous dit-il un soir glacial. « Or le rien, continua-t-il, c’est précisément ce que notre système honnit. Les dignes représentants de ce système ne donnent assurément que pour flatter et magnifier leur image sociale ou humaine auprès du public, de leur public. Le secours des SDF par grand froid, c’est, en réalité, du management politique ! En dehors de ça, ces représentants ne cessent, dans les coulisses, de nous humilier, réprouver, maudire ! »

A notre question : « Qu’est-ce donc que le rien dont vous parlez ? », J. nous répondit : « Le rien, c’est lorsque l’Autre, par temps chaud, ne vous étouffe pas par ses mesures policières et disciplinaires ou, par temps froid, par son semblant de charité. Le rien, c’est ce que vous me donnez, précisément, à cet instant bien précis : votre écoute et vos paroles. Celles-ci me réchauffent ! Sachez-le ! Et contrairement aux autres, vous ne me prenez pas pour un sous-humain ! »

Décidément, les « amis » des SDF ne voient pas que le « froid » n’est pas qu’une question de météo. Que l’humain peut avoir « très froid » même en été. Que « l’hiver » certainement le plus pénible, le plus rude ou le plus cruel à vivre pour tout humain est assurément celui où il endure, dans son corps et dans son âme, la « météo » glaciale de l’Autre, le mépris, la haine, le cynisme ou l’indifférence générale qu’on lui manifeste.

On a ainsi entendu dire que des institutions publiques, soucieuses vraisemblablement de parer à la visibilité ostentatoire de la pauvreté, interdisaient à leurs employés de « nourrir », purement et simplement, « les clochards du coin ». Ailleurs, des bancs publics sont déboulonnés ou transformés en sièges, à place unique, afin d’éviter aux SDF toute position couchée. D’autres, des commerçants, pour nettoyer les abords de leurs vitrines de toutes « taches » humaines, en appellent, eux, au savoir-faire musclé de leurs vigiles. Certains, eux, vont jusqu’à la falsification spectaculaire, soit esthético-marchande, du statut de SDF, soit jusqu’à l’élection de « Miss SDF » – demain, pourquoi pas, allons-y gaiement, « Miss Chômage » ou « Miss Logement Social » !

Continuons. Si en période estivale, comme on sait, tout est mis en œuvre afin que les SDF ne dérangent point la libre circulation des consommateurs ou des baigneurs, force est de constater qu’en hiver, surtout en ses versants très froid et nocturne, les SDF semblent comme enfin exister, être là, soit « mourir de froid ». Du coup, nous dit-on, il est nécessaire de les secourir. Comment ? En leur prodiguant des « abris » et des « soupes chaudes » ! Comme c’est gentil ! Ne voit-on pas que le mépris consiste aussi à réduire les désirs des SDF à leurs besoins supposés d’un « abri » et d’une « soupe chaude » ? De braves gens, en ce sens, ne préfèrent-ils pas largement tendre un morceau de pain à un SDF plutôt qu’une pièce avec laquelle il serait, selon eux, susceptible de satisfaire son ardent désir d’acheter une bouteille de vin ?

Bref, à l’encontre des actuels discours et pratiques sociales sordides qui tentent à exclure, ségréguer et à déshumaniser le SDF, posons quant à nous que si l’humanité traverse autant l’ADF (l’Avec Domicile Fixe) que le SDF, c’est ce dernier qui est en place de révéler quelques « vérités » oubliées du premier. Le SDF, en d’autres termes, est à nos yeux un réel « enseignant ». D’où, probablement, le désir de le voir enfin « inséré » et noyé dans la frénésie et le brouhaha néolibéraux du monde tel qu’il va. D’où aussi, probablement, la haine, le mépris, le cynisme ou l’indifférence qu’on lui porte.

Quels sont, au fond, sans même qu’il ne les dise, les enseignements précieux d’un SDF ? Citons-en quelques-uns. Que la vie n’est pas que travail et consommation ; que la vie actuelle recèle probablement d’autres possibles, d’autres amours, d’autres poèmes ; que le choix d’une « liberté libre » chère à Rimbaud se paye, aujourd’hui comme hier, automatiquement d’une « déprise » ou d’une « désinsertion sociale » cruelle ; que notre société démocratique et libérale est loin, très loin, d’accepter et de tolérer en son sein des « fainéants » ou des êtres humains jugés « économiquement inutiles » ; que la ségrégation a (donc) de très beaux jours devant elle ; que notre servilité aux maîtres actuels est fondamentalement volontaire – et non pas « naturelle » ou « nécessaire ». Le SDF nous rappelle, en d’autres termes, la réelle contingence de nos différents choix sociaux. La présence du SDF dit que la vie que nous menons, nous les ADF, n’est, pour reprendre Mallarmé, qu’un coup de dés qui n’abolira jamais le hasard.

Contrairement donc à la « foule sentimentale » qui en veut « plein » ses « armoires » (A. Souchon) et qui marche, pour le meilleur, mais parfois pour le pire, au pas du discours établi, la présence du SDF, quant à elle, ouvre d’elle-même au multiple. Elle fait-néant à tout dogmatisme ou à toute volonté totalitaire. Une tolérance sociale réellement désintéressée et conséquente des SDF, c’est donc la démocratie assurée. Au risque de passer pour des idéalistes, disons qu’il s’agit au fond, sans jamais lui imposer notre propre point de vue ou mode d’être, de « laisser être » les SDF, d’accorder à chacun d’entre eux non seulement les moyens d’habiter réellement le monde, mais aussi la responsabilité et la liberté de s’insérer ou non dans le monde tel qu’il va.

Depuis quelques jours, J. n’est plus là où, quasiment chaque soirée, nous le retrouvions. On sait qu’il lui arrivait, parfois, de lire le journal. Alors, J., si tu nous lis, sache que ce présent écrit nous te le devons, donc nous te le dédions.

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