“Le but c’était de rassurer mon père qui était en train de perdre tout sens critique, alors que sa carrière de médecin aurait dû l'aider à relativiser. Je lui ai dit: “Fais gaffe à ce que les médias te racontent”, entame Bernard Crutzen à l’heure d'avancer les raisons qui l'ont poussé à traiter la couverture médiatique de la Covid-19. “À l'instar de l’ensemble de la population, mon papa a rapidement été bombardé de chiffres anxiogènes. Je ne nie pas le nombre de morts, mais je voulais mettre tout cela en perspective. J'étais un peu agacé par le discours largement véhiculé dans les médias”, poursuit le réalisateur qui empoigne sa caméra dès la fin du mois de mars, soit deux semaines après le début du premier confinement.
De son propre aveu, il se lance dans un “film militant” où les insinuations visant les médias fusent: diffusion d’un message “monolithique” et anxiogène, manque d’esprit critique, débat démocratique biaisé par des experts (trop) triés sur le volet, statut de porte-parole voire d’alliés des autorités...
Si j’avais fait un petit film gentil en cherchant le consensus mou, cela n’aurait pas fait bouger les choses
“Je n'ai jamais dit qu’ils étaient volontairement complices de quoi que ce soit, mais je pense que les journalistes sont pris dans un engrenage et ne parviennent pas à s’en extirper. Au début, rendre compte de l’épidémie pour que les gens restent chez eux était l’unique chose à faire. En mars- avril 2020, il n’y avait pas d’autre solution. À partir du mois de mai, c’était le moment de se remettre en question. Des médecins sont montés au créneau, mais on les a rapidement estampillés de ‘rassuristes’. On aurait pu prendre un premier recul à ce moment-là, se demander notamment si c’est vraiment utile de porter le masque en rue”, avance Bernard Crutzen qui s'étonne de certains griefs qui lui sont adressés.
“On reproche à mon film d’être partial, mais je le suis car les médias mainstream ont été partiaux dans l’autre sens. Pour être entendu et équilibrer la balance, il fallait que je tape fort. Je suis un documentariste* indépendant, je n'ai pas de producteur ni une rédaction de 200 journalistes derrière moi. Si j’avais fait un petit film gentil en cherchant le consensus mou, cela n’aurait pas fait bouger les choses."
Un message “monolithique” au service des autorités?
Un point de vue contesté par l’Association des journalistes professionnels. “Je ne suis pas du tout d’accord avec cette idée d’un discours monolithique dispensé au service des autorités en place. J’ai vu énormément de débats contradictoires. J’ai vu des experts qui n’étaient pas d’accord entre eux et qui étaient invités sur les plateaux en même temps pour débattre. J’ai vu beaucoup d’émissions où on répondait à des questions émanant du public”, plaide Martine Simonis, secrétaire générale de l’AJP. “J’ai aussi vu parfois des émissions de type sanitaire “Portez le masque, respectez les gestes barrières” et peut-être que leur répétition a fini par lasser le public. Mais en même temps, le journalisme a sauvé des vies. Il était important que les journalistes appuient les messages qui sauvent.”
Affublés d’un rôle inhabituel, les médias ont-ils oublié leur mission de contre-pouvoir? “Il y a eu un énorme travail de vulgarisation, de mise en compréhension des décisions politiques, etc. Ce côté pédagogique de l’information a demandé beaucoup de temps. Après cela, à mon sens, le débat s’est ouvert.”
Les journalistes “trompés” par les experts?
Le caractère singulier de la pandémie n’est pas un argument totalement recevable, selon Bernard Crutzen. “Ce n’est pas la première crise sanitaire qu’on se prend dans la gueule (sic) (NDLR: référence notamment à la crise de dioxine). On a toujours tiré la sonnette d’alarme. Je pense que les médias se font tromper. On leur présente toujours les mêmes experts qui disent ce qu’il faut penser. Ces gens, à l’instar de Marc Van Ranst, savent comment utiliser les journalistes. Ils ont leur agenda.”
“Le choix des experts reste difficile pour les rédactions”, rétorque Martine Simonis. “Il faut des experts disponibles, spécialistes de leur matière. Il n’y en a pas 10.000 en Belgique pour évoquer les virus et les pandémies. Malgré cela, j’ai perçu de la diversité. On a vu des hommes, des femmes, issus de différentes facultés... J’ai vu des experts qui remettaient en cause certaines décisions politiques. Est-ce qu’il existe des experts à qui on n’a pas donné la possibilité de s’exprimer parce qu’ils ont une parole dissidente? Je ne crois pas. Je ne pense pas non plus qu’il existe chez les journalistes une volonté de cacher des choses, de mentir, de manipuler. Ils ne sont pas payés pour ça, ils sont payés pour l’inverse.”
Cristallisée durant la crise sanitaire, la défiance à l’égard des journalistes n’est pas neuve. “On entend ceux qui hurlent aux complots. Mais tous ceux qui œuvrent dans l’ombre au développement de l’esprit critique, ils font moins de bruit. On n’entend pas tous ces enseignants qui invitent les journalistes en classe pour échanger, qui font de l’éducation aux médias, etc”, constate Martine Simonis.
Le journalisme a sauvé des vies
Un manque d'autocritique?
Visé par de nombreuses critiques, Bernard Crutzen dénonce le manque d'autocritique des journalistes qui préfèrent s'attarder sur les erreurs et approximations factuelles pour éviter de répondre aux questions soulevées dans le documentaire. “Mon objectif, c’était que les médias se rendent compte de ce qu’ils étaient en train de générer au sein de la population. Ma volonté était d’ouvrir le débat et je l’ai clivé. Oui, j’ai fait des petits arrangements qui allaient dans le sens de ma narration. Oui, il y a des faiblesses et je le reconnais. Mais je pensais être attaqué sur des points plus fondamentaux, plus essentiels, pas sur des détails. J’en prends plein la gueule depuis 15 jours. Je m’attendais à moins de mauvaise foi des journalistes.
“Les journalistes ont toujours des difficultés à parler d’eux-mêmes, de ce qu’ils font, pourquoi et comment ils le font", reprend Martine Simonis. “Même si on le voit un peu plus fréquemment, notamment avec la plateforme “Inside” de la RTBF. Il y a aussi le Conseil de déontologie journalistique qui traite des dossiers de plaintes contre du travail journalistique et qui pose les balises. C’est une belle réflexion des journalistes sur leur pratique.”
Comment restaurer la confiance?
“Je pense que le débat démocratique a eu lieu” durant cette crise, insiste Martine Simonis. “Est-ce qu’on peut faire mieux? Certainement. Comment? Si on double le nombre de journalistes par rédaction, si on leur donne réellement des moyens pour mener des enquêtes, si on leur permet de travailler en profondeur et pas toujours dans l’urgence, alors, on aura un autre journalisme. On peut en rêver. Mais ce n’est pas la réalité. Dans les rédactions, on travaille à flux tendu. Tout le monde est tout le temps dans l’urgence.”
“Si une partie de la population se dit que les journalistes mentent, trichent et sont à la solde du pouvoir, alors on a un gros problème dans la profession. On doit mieux expliquer comment on exerce notre métier. C’est un chantier que l’on va devoir approfondir.”
* L’AJP précise que Bernard Crutzen est agréé au titre de journaliste professionnel et donc soumis aux règles de déontologie. “Il ne peut s’exonérer de leur respect parce qu’il s’agirait d’un documentaire.”